Petite, ma fascination pour le célèbre Tamagotchi, ce joujou ovoïde à l’écran ultra-pixélisé, avait été démultipliée par l’interdiction formelle de mes parents d’en avoir un. Pour y remédier, j’avais donc passé des heures à y jouer chez des amies dont les parents étaient plus cool. Jusqu’à ce jour récent où j’ai décidé de m’en procurer un.
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Ça commençait bien pourtant…
Je déballe donc pour la première fois de ma vie mon Tamagotchi. Avec sa coque iridescente, aux jolis reflets rose et violet, il en jette pas mal. Tout lisse au toucher, il tient parfaitement dans le creux de la main, s’inspirant du tout premier modèle commercialisé en 1996. Un vrai petit œuf. “Tamagotchi” est d’ailleurs un mot-valise de “tamago” et “wotchi” – qui signifient respectivement “œuf” et “montre” en japonais.
Je dois tirer sur la petite languette pour lui donner vie. Un “biiiip” plus tard, un petit œuf apparaît sur l’écran. En attendant son éclosion, mon Tama’ passe de mains en mains : partagés entre nostalgie et fascination, mes collègues sont intrigué·e·s par cet objet qui semble sortir tout droit d’une autre époque.
Un autre “biiiiip” retentit et l’œuf laisse place à… une petite boule noire toute rabougrie. Pas ouf. Mais bon, elle sautille d’un coin à l’autre de l’écran et je me dis que ce n’est qu’un vilain petit canard qui annonce un futur cygne majestueux. Un “Babytchi”, dans le jargon. Il fait sûrement un son du style “plop plop” quand il bouge. “Comment tu vas l’appeler ?” me demandent mes chers camarades. Le nom est tout trouvé : ça sera Ploppy.
Bienvenue au monde
Ploppy est petit, mais comme les nouveau-nés, c’est une vraie tannée responsabilité. Il me réclame à manger, de quoi jouer… Je peux lui donner de la nourriture, éteindre ou allumer sa lumière, “jouer” avec lui, le soigner, nettoyer ses déjections, afficher ses informations et lui crier dessus – oui, oui.
Je découvre alors avec effarement que toutes les jauges de Ploppy sont à zéro. Il est affamé, triste et complètement indiscipliné. Je m’empresse de le régaler d’un sandwich. “Bip.” Il lui en faut trois autres pour le rassasier. “Bip, bip, bip.” Côté bonheur, je découvre qu’il faut “jouer” au “baseball” avec lui. Rien de bien passionnant : il faut deviner de quel côté il veut se tourner. Si on a bon au moins trois fois, on gagne le jeu et… c’est tout. “Bip.”
“Proud mama moment”
Les sons du jouet résonnent dans tout l’open space. Personne n’ose lever la voix mais je sens une tension s’installer. Les yeux se lèvent discrètement des écrans d’ordinateur pour fixer la source de ces “bips” incessants. Impossible de se concentrer : Ploppy réclame mon attention toutes les trente secondes. Après quelques recherches, je découvre qu’il existe un moyen de le muter en appuyant sur A puis C simultanément. Ouf.
C’est là que je comprends que je commence à m’attacher à cette petite bestiole. Sans ses alertes stridentes, je vérifie frénétiquement qu’il est toujours en vie. Puis, soudain, Ploppy se transforme en gros blob tout blanc. Dans la mythologie Tamagotchienne, on parle d’un “Marutchi”.
Toute heureuse, je dégaine mon smartphone pour immortaliser cette évolution. Réflexe professionnel, me fourvoie-je. Car, en réalité, sans vouloir l’accepter, je suis en train de me comporter comme une mère en adoration devant son bambin. Et les conséquences seront dramatiques.
Le voyage de Ploppy
Selon la Fandom, un Tamagotchi vit en moyenne douze jours. Je me promets de tout faire pour lui offrir une belle et longue vie. Un vrai challenge, d’autant plus que son évolution en l’un des dix personnages de la première génération dépend de la qualité des soins que je lui apporte. Grosse pression.
Ça tombe bien, je suis censée partir en Angleterre à ce moment-là. J’emmène donc Ploppy avec moi pour lui faire voir du pays. Deux jours plus tard, il atteint sa phase adulte et se transforme en Kuchitamatchi. Émerveillée, je continue à prendre en photo ses moindres moments. Avec quelques sueurs froides : pendant le voyage, quelques heures de négligence suffisent à consteller son plancher de petites crottes fumantes… ou à le rendre malade. Rien de plus terrifiant que cette tête de mort flottant à côté de lui.
Le lendemain, une petite queue en tire-bouchon lui pousse : le voici maintenant en Nyorotchi. Ça veut dire que je m’en suis moyennement occupée : ni trop, ni pas assez. Mon ego d’apprentie maman est soulagé. Pour fêter ça, je l’emmène à Cambridge et lui fais voir les fameuses cabines téléphoniques.
Je crée un album photo spécial “Ploppy” sur mon téléphone et le montre à mes ami·e·s, qui s’amusent de cette petite lubie. Une “lubie” qui, observée dès la sortie du Tamagotchi, a même un nom : il s’agit de “l’effet Tamagotchi”.
L’effet Tamagotchi
Avec 37 millions de jouets vendus dès le premier semestre 1998, on peut parler d’une véritable fureur. Un professionnel du jouet avait confié à L’Obs ne pas avoir vu ça depuis une vingtaine d’années. “Même le Rubik’s Cube n’avait pas été un tel succès”, selon lui. Tous les enfants étaient accros, et les Tamagotchi sont devenus les pires ennemis des professeurs d’école.
Je sens moi-même que je deviens accro à ce jeu. Que m’arrive-t-il ? Je demande à Jean-Claude Matysiak, psychiatre au centre hospitalier de Villeneuve-Saint-Georges et spécialiste de ce fameux “‘effet Tamagotchi”. Il m’explique que la spécificité de ce jouet, c’est qu’il ne s’arrête jamais : on ne peut pas le mettre sur pause.
“Il y a une dépendance réciproque de l’objet par rapport à l’humain”, résume-t-il. Ploppy a besoin de moi pour vivre, et moi, je me suis engagée à m’en occuper. “Quand je prends un Tamagotchi, moralement, je m’engage à m’en occuper comme un animal de compagnie”, continue Matysiak.
Et puis maintenir en vie ce petit bout devient un véritable challenge : “On a une possibilité de passer au-dessus de l’échec, c’est ça qui est envoûtant.” J’en conclus que je ne suis ni addict, ni folle, simplement “envoûtée”.
La fin des haricots
Malheureusement, cet attachement progressif m’a joué des tours. Ploppy ne va pas bien : il tombe malade de plus en plus souvent. Nous rentrons de Cambridge et j’appréhende le retour à la vie active, avec son rythme soutenu. Vais-je réussir à conjuguer travail et famille ?
J’ai la réponse deux jours plus tard : non. La date fatidique de décès de Ploppy est arrivée. Après une série de “bips”, je m’aperçois avec horreur que Ploppy tourne sur lui-même, une tête de mort clignotant à sa gauche. Impuissante, je triture tous les boutons, tente des combinaisons insensées.
Mais rien n’y fait : petit à petit, les bips s’espacent et durent de plus en plus longtemps. Jusqu’au dernier – et glaçant – “biiiip”. Un petit ange et une constellation d’étoiles occupent désormais l’écran. De Ploppy, il ne reste plus qu’une vulgaire statistique, son âge. Il avait 7 ans.
Je suis choquée, dégoûtée, dévastée. Pourquoi maintenant ? Je ne comprends pas, et je suis, au fond, en colère d’être aussi affectée par sa mort. Quelques heures plus tard, alors que je me résigne à relancer le jouet pour donner naissance à un nouveau Tamagotchi, je m’effondre. Impossible de passer à autre chose. Ploppy est encore dans ma tête, dans mon album photo, et je suis en deuil.
Je partage évidemment la nouvelle à mes proches, qui, aussi déçu·e·s que moi, m’adressent leurs condoléances. D’autres, sûrement submergé·e·s par l’émotion, m’accusent même d’être une “mère indigne”. La douleur est d’autant plus grande.
RIP Ploppy, petit ange parti trop tôt
Je me dis que la meilleure façon de faire face à cette douleur foudroyante, c’est d’enterrer dignement Ploppy. Pas pour de vrai, bien sûr. Quoique, d’autres l’ont fait, en Angleterre justement. Le “Pontsmill Pets Cemetery” aux Cornouailles est dédié aux animaux de compagnie, mais des propriétaires de Tamagotchi s’y aventurent aussi pour enterrer leurs chers compagnons.
Je décide plutôt de l’enterrer virtuellement sur l’espace “Tamagotchi Memorial” du forum TamaTalk. “Un endroit pour se souvenir de vos animaux Tamagotchi qui sont retournés sur leur planète d’origine (ou sont morts… Ça dépend de comment vous voyez les choses)”, indique la page du site. Si les premiers posts en hommage aux Tama’s remontent à 2004, d’autres continuent à se créer encore cette année. En tout, il y en a plus de 4 400.
Je m’applique donc à rédiger une épitaphe. Un exercice incroyablement cathartique. Matysiak, en revanche, reste dubitatif face à ce rituel d’enterrement : “Je ne suis pas sûr que ça aide à quoi que ce soit”, me glisse-t-il. Selon lui, il ne faut pas confondre la mort virtuelle du Tamagotchi et la mort dans le monde réel. “On parle de frustration, pas de deuil.”
Mais quel est alors le meilleur moyen de surmonter cette épreuve ? Selon lui, il faut relativiser, et se demander pourquoi ce genre d’incident nous impacte autant. “Quel est mon but dans ce jeu ? Qu’est-ce que je veux me prouver et où je vais avec ça ? C’est ça, la réaction saine à avoir”, conclut-il. De mon côté, je le sais : je veux le bonheur de Ploppy. Et le paradis des Tamagotchi a l’air plutôt sympa.
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