“Les goûts finalement sont des dégoûts.” Kézako ? Lâchée sur le plateau d’Apostrophes en 1979, la formule de Pierre Bourdieu laisse songeur. C’est qu’à elle seule elle résume 20 ans de patient travail théorique élaboré par une des figures de proue de la sociologie critique française. Idée : le sens esthétique serait l’expression d’une distinction sociale. Bon.
Afin d’y voir plus clair, niveau mise en situation pédagogique, difficile de concurrencer Le Goût des autres. Chaleureusement accueillit au box-office hexagonal en 2000 et multi-oscarisé, le premier long-métrage d’Agnès Jaoui organise le détonnant chassé-croisé entre les trajectoires d’un couple “antagoniste”. Avec une attention aiguë portée aux préjugés que les protagonistes nourrissent l’un envers l’autre, en raison de leurs différentes positions sociales. Bienvenue dans la meilleure intro du monde à la pensée bourdieusienne. Ouais, ouais. Rien que ça.
Castella aime Clara qui, elle, aime le théâtre
Jean-Jacques Castella (Jean-Pierre Bacri) est ce que certains appelleraient un “gros beauf”. Il arbore une moustache proéminente, pense gros sous et verse peu dans les subtilités langagières. Autant dire que lorsque ce patron d’entreprise se rend à une représentation de Bérénice par obligation (sa nièce y joue), il y va avec la certitude de s’ennuyer ferme.
Le spectacle n’a même pas commencé que Monsieur veut déjà prendre la poudre d’escampette. Et qu’on est mal assis, et puis que “roooooh putain, c’est en vers”. Calvaire. Enfin, jusqu’à ce que Clara Devaux (Anne Alvaro) monte sur les planches. C’est une révélation, un ravissement – le coup de foudre, quoi.
Castella, qu’on imagine d’un naturel peu enclin aux fièvres romantiques, est secoué. Le voilà décidé à attirer l’attention de cette artiste aux intérêts, habitudes et “goûts”, donc, si éloignés des siens. Le film orbite autour de cette laborieuse, sinon impossible, jonction des univers.
Castella déploie – maladroitement – des trésors d’énergie pour montrer à Clara que, non, tout ne les oppose pas, en tentant d’intégrer son groupe arty de peintres et comédiens un rien snob. Il se rend à un vernissage, achète une toile à un des potes de l’actrice, s’invite à des repas.
Tout ça au risque d’empiler les faux pas. D’être publiquement moqué, voire humilié, pour ce que la troupe estime être un manque criant de culture. Lors d’une discussion particulièrement cruelle, on le transforme en bête de foire façon Le Dîner de con. Manière de souligner qu’on ne met pas impunément les pieds dans un monde dont on ne maîtrise ni les références, ni les codes. Une idée que n’aurait certes pas désavoué Bourdieu himself.
Columbo à la téloche VS Racine au théâtre : la guerre des goûts
Sa théorie du jugement, le sociologue la développe dans les pages de La Distinction. Paru en 1979, l’ouvrage bat en brèche l’idée d’un “bon goût” universel pour mettre en lumière les étroits liens entre milieu social et inclinaisons esthétiques.
Grosso modo, un ouvrier n’appréciera pas la même peinture, littérature et musique qu’un cadre. Cette divergence de goûts née, pour parler en termes bourdieusien, d’une répartition différenciée entre les capitaux culturels et économiques, crée un fossé, alimente l’incompréhension, et participe au sentiment d’étrangeté – voire de “dégoût” – que peuvent ressentir les uns envers les autres. En un mot : elle distingue. Et suscite le mépris.
Est-on “vraiment” acteur lorsqu’on ne passe pas à la télé ? Voilà ce que se demande le père de Castella (plus team TF1 que Comédie française), lorsqu’il est question de Clara Devaux. Laquelle n’aurait vu en le fils Castella qu’un plouc, et lui en elle une snobinarde abominablement rasoir – n’était l’éclosion réconciliatrice de l’amour.
“Aujourd’hui, il n’y a plus d’aristocrates et de roturiers. Pourtant 99 % de nos amis, de nos maris ou de nos femmes appartiennent au même milieu que nous. Il y a de quoi s’interroger sur ce cloisonnement. Ça commence dès l’école. Pour être rejeté, il suffit de ne pas avoir le bon K-way. Cette capacité odieuse à exclure et à mépriser les gens, elle me choque plus de la part des intellectuels de gauche et des artistes, qui sont censés avoir l’esprit ouvert, que de la part des intellectuels de droite”, déclarait Agnès Jaoui auprès de l’Obs, à l’occasion de la sortie du film.
Pamphlet contre la dictature du “bon goût” – celle de ceux qui lisent Ibsen, et s’émerveillent devant le théâtre classique –, la comédie dramatico-romantico-mélancolique de la réalisatrice fonctionne finalement comme un hymne à la tolérance. Mais sans emphase, attention.
Disons simplement (alerte spoil) que Clara et Castella finiront par se trouver. Morale ? Une rencontre romantique entre un industriel et une comédienne peut s’épanouir. Mais à la condition de passer outre les stéréotypes, faire montre d’ouverture d’esprit. Et se respecter, tout simplement.