Une séparation : la théocratie de l’Iran, en miroir

Une séparation : la théocratie de l’Iran, en miroir

photo de profil

Par Antonin Gratien

Publié le

Portrait cru d’une société aux traditions profondément ancrées.

Film couronné (entre autres) par l’Ours d’or du meilleur film, le César du meilleur film étranger et l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, Une séparation a remporté un vif succès auprès des festivals internationaux comme en salles. Près d’un million de spectateurs, rien que du côté hexagonal.

Un score surprise, pour cette pépite de suspens pensé par son réalisateur Asghar Farhadi (l’une des têtes de proue du cinéma iranien), comme un thriller juridique dont la narration, en partant d’un litige entre deux couples, s’applique à brosser les contours d’une société iranienne prise dans les carcans de ce que le cinéaste a dénoncé comme une forme de conservatisme religieux. Au risque de s’attirer les foudres du gouvernement théocratique iranien.

Une fausse couche, une énigme

Nader travaille dans une banque, Simin enseigne. En pleine instance de divorce, ils vivent dans un confortable appartement à Téhéran en compagnie de leur fille et du père de Nader, atteint de la maladie d’Alzheimer.

L’aîné n’a plus aucune autonomie. Aussi la famille doit-elle faire appel aux services d’une aide-soignante pour veiller sur lui. Ce sera Razieh, une femme pauvre habitant en banlieue et dont le mari apparaît dépressif, colérique et endetté.

Pour un motif autour duquel flottera longtemps une incertitude, Razieh commet une erreur : elle laisse le vieil homme sans surveillance. Nader s’en aperçoit. Il la congédie en l’accusant, au passage, d’avoir volé de l’argent conservé dans un tiroir. Razieh conteste, résiste. Nader finit par la pousser dehors.

C’est le début d’un imbroglio judiciaire duquel, jusqu’aux scènes finales, il sera impossible – pour le spectateur même – de démêler le vrai du faux. Razieh et son conjoint accusent Nader, en ayant (violemment, supposément) repoussé la femme, d’avoir… tué l’enfant qu’elle portait.

Nader savait-il que Razieh était enceinte ? Mystère. L’a-t-il poussée ? Et si oui, jusqu’où, comment, avec quelle intention ? La fausse couche de Razieh est-elle vraiment la conséquence du geste de Nader ? Dans cet épais brouillard, la menace plane. Prison, dédommagements. Alors chacun y va de sa stratégie. Dans le tribunal comme dans l’espace public les protagonistes négocient, argumentent, se disputent. Jusqu’à ce que la vérité, enfin, éclate.

“Jure sur le Coran”

Un foyer aisé de Téhéran recrute une employée de maison précaire. Cette situation initiale est l’occasion, pour Asghar Farhadi, de peindre le tableau d’un Iran contemporain divisé par les inégalités sociales (le fossé entre les deux couples en litige) ainsi que l’inégalité des sexes (les femmes ont besoin de l’accord de leur mari pour divorcer, pour travailler…). Mais aussi, et peut-être surtout, le réalisateur brosse le portrait d’un pays profondément ancré dans la religion.

Dès son premier jour d’emploi, Razieh est confrontée à un dilemme : le père de Nader se révèle incontinent. Ne pas l’aider à se laver serait déroger aux exigences de son poste ; mais le faire serait contraire aux préceptes du Coran selon lesquels avoir des contacts intimes avec un autre homme que son mari est péché. Alors il lui faut appeler une sorte d’assistance téléphonique spécialisée pour obtenir, après clarification de la situation, l’autorisation d’un conseiller.

Dans le cadre du différend opposant les deux couples, à de multiples reprises le fait de “jurer” (sur le Coran, notamment) semble faire office de preuve irréfutable. Puisque mentir est un crime impardonnable au regard de la religion, les paroles énoncées mains sur le texte sacré de l’islam revêtent une valeur aussi grande, au moins, que des preuves tangibles. Ainsi, outre l’évidente place de la religion dans la vie publique (port du voile et du tchador), Une séparation souligne qu’en Iran, république théocratique islamique, la spiritualité tient aussi un rôle prépondérant du côté de la sphère professionnelle et des démêlés judiciaires.

Un film désavoué par le régime islamique ?

Asghar Farhadi n’est pas Jafar Panahi (Taxi Téhéran, Trois Visages…), condamné en 2010 à 6 ans de prison ferme pour propagande contre le régime iranien et dont les films, bien qu’ils soient régulièrement récompensés par de prestigieux prix internationaux, sont interdits dans son propre pays. Mais le réalisateur d’Une séparation n’en a pas moins été, lui aussi, dans le viseur du gouvernement.

En raison de son sujet, le film a été réalisé sans aucune subvention publique. Pire encore : courant septembre 2010, son autorisation de tournage a été suspendue par le ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique suite à une prise de parole du cinéaste à la Maison du Cinéma, l’une des rarissimes structures indépendantes du cinéma iranien. Sur place, le cinéaste a publiquement souhaité que Jafar Panahi “puisse réaliser des films dans son pays”.

L’interdiction de tournage a finalement été levée, mais les décors de tribunal ont dû être montés de A à Z – faute d’autorisation officielle pour filmer dans ces lieux. Après la sortie du film et son couronnement aux Oscars, le ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique a interdit toute cérémonie d’hommage sur le sol iranien, et une foule de médias proches du régime n’ont pas manqué de clouer au pilori l’œuvre d’Asghar Farhadi en l’accusant de ternir l’image du pays.

La tension entre le cinéaste et les autorités iraniennes a connu un nouveau pic en 2021. Après que son dernier film, Un héros, a été récompensé par le Grand Prix du Festival de Cannes, le long métrage a été (assez logiquement) sélectionné par l’Iran pour le représenter lors des Oscars 2022.

Dans une lettre ouverte diffusée sur son compte Instagram, le réalisateur s’était ému que certaines personnes, suite à l’annonce de cette sélection, l’aient taxé d’être prorégime :

“Comment quiconque peut m’associer avec un gouvernement dont les médias extrémistes ont tout mis en œuvre pour détruire, marginaliser et stigmatiser mon travail ces dernières années.”

La déclaration se conclut sur une adresse aux autorités : “Si la présentation de mon film aux Oscars vous a conduits à croire que j’étais de votre côté, alors je me tiens prêt à annuler votre décision.” Aucune réponse officielle n’a filtré sur le sujet. Mais, toujours concernant Un héros, une voix inattendue s’est élevée. Non pour pointer du doigt le caractère pro ou antirégime d’Asghar Farhadi, d’ailleurs. Mais plutôt accuser le réalisateur de… plagiat.

Azadeh Masihzadeh estime reconnaître dans le dilemme moral au cœur d’Un héros le fil conducteur d’un de ses documentaires, All Winners All Losers, développé dans le cadre d’un workshop animé en 2014 par, précisément, Asghar Farhadi. À ce jour, aucune décision de justice définitive n’a été rendue sur le sujet. Nul doute que les autorités iraniennes suivent avec attention l’évolution du dossier…