La Bourse de Commerce, abritant la Collection Pinault, est ouverte depuis mai 2021. Avec sa programmation riche et bien pensée, cristallisant débats contemporains et problématiques vieilles comme le monde, le musée présente des artistes qui font bouger les lignes.
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Coup de projecteur sur trois projets présentés au sein de son grand espace : Helms Amendment de Louise Lawler, 24 heures dans la vie d’une femme ordinaire de Michel Journiac et Untitled de Kerry James Marshall.
Louise Lawler, Helms Amendment, 1989
Helms Amendment (détail), 1989. (© Louise Lawler/Bourse de Commerce – Pinault Collection/Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier/Photo : Aurélien Mole)
Le 14 octobre 1987, une loi terrible passait aux États-Unis, sous l’impulsion du sénateur Jesse Helms, accélérant conséquemment l’épidémie du sida. En effet, cette loi interdisait la prévention contre le sida, en partant du principe que celle-ci incitait à des activités homosexuelles. Sur cent sénateurs, 94 se sont montrés favorables à cette loi tandis que deux s’y sont opposés et quatre se sont abstenus.
C’est à l’occasion de l’événement “Day Without Art”, organisé le 1er décembre 1999, que l’artiste Louise Lawler a présenté pour la première fois Helms Amendment, afin de rendre hommage aux victimes de cette maladie et de fustiger la négligence du gouvernement face à cette crise sanitaire.
Helms Amendment (détail), 1989. (© Louise Lawler/Bourse de Commerce – Pinault Collection/Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier/Photo : Aurélien Mole)
Sur les murs de la galerie new-yorkaise Metro Pictures étaient affichées 94 photos en noir et blanc identiques représentant un gobelet en plastique et un nom de sénateur républicain ou démocrate ayant voté pour cette loi. Six textes muraux, accentuant le refus de l’État d’aider les victimes, accompagnaient ces 94 clichés froids pour rappeler la présence des six personnes qui ont voté contre ou blanc.
Ce “Wall of Shame” est matérialisé à travers un objet : le gobelet en plastique, qui est à la fois un clin d’œil au verre dans lequel les sénateurs boivent lors de leurs délibérations, et un rappel du gobelet dans lequel les malades prennent leurs médicaments à l’hôpital. Cet objet banal représente également les “petits pions” que sont ces hommes, dont la politique a eu un impact catastrophique et majeur dans l’histoire de la propagation du virus.
Helms Amendment (détail), 1989. (© Louise Lawler/Bourse de Commerce – Pinault Collection/Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, Agence Pierre-Antoine Gatier/Photo : Aurélien Mole)
Aujourd’hui, des séries comme It’s a Sin et Pose et des films comme Dallas Buyers Club continuent de pointer le scandale sanitaire et politique qu’a été la gestion de cette épidémie. Dans les années 1980, de nombreux·ses artistes comme Lawler éveillaient les consciences, à l’instar de Hugh Steers et de ses peintures dépeignant l’horreur de la maladie et l’intimité de ses victimes du sida.
Michel Journiac, 24 heures dans la vie d’une femme ordinaire, 1974
Michel Journiac est un artiste français largement connu pour son progressisme, notamment sur les questions liées au féminisme, au genre et à la sexualité. Il est aussi une icône gay, emblématique de l’art corporel, ce langage qui place le corps au cœur d’une pratique artistique. Il a par exemple distribué du boudin noir fait à partir de son propre sang dans une galerie – que les visiteur·se·s ont évidemment pu consommer.
24 heures dans la vie d’une femme ordinaire, 1974. (© Michel Journiac/ADAGP, Paris 2020/Courtesy Galerie Christophe Gaillard)
24 heures dans la vie d’une femme ordinaire est le projet qui cristallise le mieux sa démarche globale. En se travestissant, il dénonce les codes sociaux qui asservissent les femmes. “Je n’avais pas la prétention en m’habillant en femme pendant 24 heures de mettre à nu toute la complexité de la condition féminine. Je voulais plutôt illustrer un certain nombre de situations, les expérimenter avec mon propre corps, amener le public à se poser des questions, montrer aux femmes combien elles sont piégées et aux hommes, ce qu’ils peuvent faire d’une femme”, a-t-il confié dans une interview de 1974.
La série de 24 photos est scindée en deux parties égales représentant chacune douze heures de la vie d’une femme “ordinaire” : d’un côté, “les réalités”, de l’autre, “les phantasmes”. Dans la première partie, il caricature la journée d’une femme au foyer dans années 1970, proie directe de la société de consommation avec son lot de tâches ménagères et ses poses dignes des publicités sexistes de l’époque. Elle est confinée au foyer, aliénée, elle fume sans goût, se met du rouge à lèvres, s’ennuie, attend.
24 heures dans la vie d’une femme ordinaire, 1974. (© Michel Journiac/ADAGP, Paris 2020/Courtesy Galerie Christophe Gaillard)
La seconde partie s’attache à révéler les fantasmes – contradictoires, rêvés ou subis – qui contrastent avec cette image stéréotypée, que les hommes projettent sur les femmes avec des figures quasi allégoriques comme la prostituée, la mariée dans l’attente d’un amant, la lesbienne, le viol, l’avortement, la cover-girl, la stripteaseuse, la veuve…
Journiac opère toujours dans la performance et dans la provocation ; il a d’ailleurs révélé cette série photo un an avant la légalisation de l’avortement en France, à une époque où le débat autour de la condition féminine battait son plein. Un hommage est directement fait au roman-photo, un genre qui avait le vent en poupe auprès des femmes dans les années 1960 : l’artiste en utilise les codes pour raconter les saynètes de cette journée dans la peau d’une femme.
24 heures dans la vie d’une femme ordinaire, 1974. (© Michel Journiac/ADAGP, Paris 2020/Courtesy Galerie Christophe Gaillard)
Derrière ces airs ridiculo-comiques, cette série est en réalité un pamphlet contre le patriarcat et contre une société où être une femme est un “cadeau empoisonné”. “Les rituels sociaux, travail, famille, patrie, bourgeoisie et prolétariat, homme et femme… s’érigent en trompe-l’œil des oppressions”, disait Journiac. Et ce projet résonne encore terriblement avec notre époque.
Kerry James Marshall, Untitled, 2012
Dans ce tableau sans titre, Kerry James Marshall renverse et réécrit l’histoire de la peinture occidentale. En reprenant les codes de la Renaissance et de l’Olympia d’Édouard Manet – dépeignant une femme blanche et nue allongée au côté d’une servante noire tenant un bouquet de roses –, l’artiste africain-américain dessine un homme noir nu, étendu dans son lit.
Cette peinture sur toile s’affirme comme une réponse aux stéréotypes véhiculés par la peinture classique, et au manque de représentation des personnes noires au fil de l’histoire, qui sont soit totalement occultées, soit relayées au second plan comme des faire-valoir asservis, souvent sexualisés.
Kerry James Marshall, “Untitled”, 2012.
Ici, le sexe du modèle peint par Kerry James Marshall est dissimulé par le drapeau panafricain, revendiquant puissamment son identité. Son regard franc affronte l’œil du public, le décor est banal et contemporain, et un décalage comique est assumé dans le port de chaussettes. Le caractère sexuel est là mais le modèle ne semble pas sexualisé. Un rayon de lumière traverse son lit, court sur son corps ; sa peau absorbe le faisceau.
La représentation de la peau noire en peinture est une question qui passionne Marshall. L’artiste use par exemple de pigments composés d’oxyde de fer pour se rapprocher au mieux de la réalité et honorer toutes les peaux noires. En choisissant de peindre des corps noirs, selon les codes nobles de la peinture classique, il donne à leur existence une place dans l’histoire de l’art, comme pour remédier au manque de représentation du passé en agissant sur notre époque contemporaine. Comment un corps se définit-il dans l’espace, en peinture ? Comment lui faire honneur et célébrer la beauté noire ? Ce tableau répond à toutes ces questions.