Quand j’entre dans les salles d’exposition du Mac Val, un son me glace, et un autre, familier, me réconforte. J’entends d’une oreille des détonations de bombes assourdissantes, agressives et effrayantes. J’entends de l’autre la voix de Gloria Gaynor, chantant “I Will Survive”. Je découvre assez vite que ces sons sortent de deux installations vidéo distinctes, placées toutes deux en début de parcours. L’une répondant à l’autre.
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J’entre dans la première installation et j’observe longuement Taysir Batniji tourner sur lui-même avec une caméra de piètre qualité, dans un mouvement désespéré, comme une danse macabre lui rappelant inlassablement qu’il “survivra”. Né en Palestine (puis en “territoires palestiniens”, comme l’attesteront au fil de l’histoire ses papiers d’identité), l’artiste est dans son appartement de Marseille lorsqu’il tourne cette vidéo en réaction au traitement médiatique “violent et immoral” de la guerre en Irak.
Plus loin, les mots froids d’un pilote de l’armée israélienne annoncent la seconde installation, celle des détonations. Il y décrit ce qu’il ressent quand il fait pleuvoir ses bombes sur la Palestine. “Je dors bien la nuit. […] Ce que je ressens quand je lâche une bombe ? Simplement une légère secousse dans l’aile […].” Mon cœur se serre.
J’entre dans cette deuxième salle de projection et je vois le visage de Batniji, en plan fixe et serré. Je le vois tenter de contrôler les clignements de ses yeux au rythme des détonations qui éclatent au-dehors, chez lui, à Gaza. Cette œuvre intitulée Bruit de fond expose de manière glaçante deux récits d’un même quotidien qui résonne.
Dès mon entrée, le ton est donné – et je ne m’y attendais pas, même pas avec le titre de cette rétrospective, emprunté à une phrase de Georges Perec : “Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse”. Tout le long de ma visite, ces deux sons m’accompagneront, les bruits sourds des déflagrations, la voix de Gloria Gaynor. Le Mac Val précise d’emblée qu’il ne s’agit pas d’une exposition “documentaire” sur la situation en Palestine. Pourtant, je ne vois que cela.
Mais le musée a bien raison. C’est avant tout une incursion intime et poétique dans la vie de Batniji, des fragments de son exil, de son déracinement, du sentiment de disparition qu’il ressent face à l’histoire. Analysons de plus près cinq œuvres exposées qui traitent de ces thèmes chers à l’artiste.
“Ma patrie est une valise”
Une valise et deux petites dunes de sable. Cette œuvre est la plus évidente pour comprendre l’exil, l’absence, le désert intérieur ressenti par Taysir Batniji quand il fut dépeuplé après son départ de la Palestine. “Rien ne résumerait mieux cette pièce intentionnellement sans titre que ce vers du poète palestinien Mahmoud Darwich : ‘Ma patrie est une valise’“, lis-je sur le cartel.
Le sable est un élément qui revient dans l’œuvre de l’artiste. Il est également présent en fin de parcours avec Voyage Impossible, une performance dans laquelle il déplace un tas de sable jusqu’à l’épuisement. Le geste est absurde, répétitif, “éternel”, tel Sisyphe poussant sa pierre.
Gaza Houses 2008-2009, les sombres annonces immobilières
Le 27 décembre 2008 et le 18 janvier 2009, une opération militaire a été lancée par l’État d’Israël contre Gaza. L’attaque a arraché 1 300 vies palestiniennes et en a blessé 5 850. Les dégâts matériels étaient aussi à déplorer : de nombreuses familles survivantes se retrouvaient sans toit.
En réponse à cette tragédie, Taysir Batniji a imaginé Gaza Houses 2008-2009. “Ne pouvant franchir le blocus imposé depuis juin 2006 pour se rendre chez lui, l’artiste a confié au journaliste Sami al-Ajrami le soin de photographier, selon des contraintes bien précises, les habitations touchées par les bombardements.” Cette “collection de maisons détruites” a été réunie par l’artiste sous forme d’innocentes annonces immobilières.
Le jargon immobilier est respecté, la méthodologie aussi : les squelettes de béton affichent leurs mètres carrés, leurs particularités esthétiques, leur nombre de pièces, exposition sud, est, ouest, nord, terrasse, jardin… Le but est “d’en dresser la mémoire”. Le contraste entre la trivialité de ces vingt annonces et le sujet grave qu’elles portent me frappe par sa distance et sa tension.
Disruptions, distance, manque et occupation israélienne sur WhatsApp
Sur un mur du Mac Val s’étalent des images cryptiques, pixélisées, teintées de vert, de chair, de gris. Je devine des visages, des bâtiments, un ciel. La vue est trouble et verticale. Ces images “pauvres” sont des captures d’écran provenant d’appels visio WhatsApp échangés entre Taysir Batniji et ses proches.
Si la connexion est si difficile et évanescente, c’est parce que le réseau est brouillé par l’occupation israélienne, empêchant des familles de communiquer. J’apprends que ce sont des conversations avec sa mère et d’autres proches ayant eu lieu les 24 avril 2015, 4 et 17 août, 4 septembre et 5 octobre 2016. Dans ce flou, je lis une distance, un manque, un arrachement à une famille, loin de lui. À la mort de sa mère, Taysir Batniji n’a pas pu revenir sur sa terre natale pour l’enterrer. Je me dis que la dernière image qu’il lui reste d’elle était peut-être aussi brouillée que ces images.
À mon frère
Dès mon arrivée dans l’espace d’exposition, j’ai remarqué ce mur blanc affichant des feuilles blanches. Je me disais que c’était sûrement très conceptuel par rapport à ce qui se dévoilait sous mes yeux, qu’il devait s’agir de trace, d’effacement d’identité, ce qui expliquerait ces pages vides. Mais en m’approchant, l’installation de Taysir Batniji a pris un tout autre sens. C’est d’ailleurs l’œuvre qui m’a le plus bouleversée.
J’aperçois des images gravées sur ces pages qui me semblaient vierges, des images sûrement issues de photos de famille. Je ne comprends toujours pas exactement ce que cela représente, je m’approche du cartel et là, je lis. Je lis que ces gravures sur papier dépeignent des clichés de l’album de mariage de son frère Mayssara, “tué sous ses yeux par un sniper israélien au neuvième jour de l’intifada, soulèvement populaire survenu en 1987 contre l’occupation israélienne de Gaza”, qu’elles sont un hommage “évanescent et poétique”, “un mémorial imperceptible”, “blanc sur blanc”, à tout ce qui lui reste de son frère : ces souvenirs.
Les clés d’une dépossession
Dans une boîte transparente siégeait un trousseau de clés en verre, lui aussi transparent. Ces clés sont des répliques identiques du trousseau de la maison de Taysir Batniji à Gaza. Cet objet factice et fragile illustre sa frustration et sa dépossession depuis le blocus imposé en 2006 par l’État d’Israël qui l’empêche d’accéder à Gaza. Ce trousseau n’a plus et n’aura jamais plus d’utilité, et cristallise à lui seul un retour irrémédiablement impossible.
“Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse”, une exposition de Taysir Batniji à voir au Mac Val (Vitry-sur-Seine) jusqu’au 9 janvier 2022.