“L’idée de l’expo, c’était de célébrer les 25 ans de La Haine, soit en traitant directement du film, soit en parlant d’un sujet qui nous foutait la haine”, résume fort à propos Joyce Kuoh Moukouri. La jeune femme, ingénieure de formation, a “tout lâché” en janvier dernier, après avoir appris qu’elle intégrait la section réalisation de Kourtrajmé, l’école de cinéma gratuite ouverte l’année dernière par le cinéaste Ladj Ly. Aux côtés d’une trentaine de ses camarades, venant d’horizons et de pratiques artistiques divers, l’artiste expose une vision de ce qui lui “fout la haine” au Palais de Tokyo, dans le cadre de l’exposition “Jusqu’ici tout va bien”.
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Créée en deux mois et demi, l’exposition est un voyage spatial, temporel et conceptuel dans les 25 ans séparant La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz et Les Misérables (2019) de Ladj Ly. Pendant ce quart de siècle, la réalité a continué de concurrencer la fiction (Zyed et Bouna ou Adama Traoré, pour ne citer que les affaires les plus médiatisées), donnant toujours plus de corps à cette haine. Plusieurs générations confrontent leur regard sur la question des violences policières et de la stigmatisation des banlieues.
<em>La haine d’eux</em>, 2020. (© Bastienne)
Au début de l’exposition, le collectif Kourtrajmeuf donne une première définition textuelle du sentiment de haine dans une vidéo enflammée diffusée sur trois écrans installés dans une cellule grillée : “Avoir la haine est une expression argotique qui désigne un état de fureur causé par une réaction incontrôlable à une situation ou à une personne qui a causé un tort considérable”, peut-on lire.
Ce “tort considérable” prend différentes formes à travers l’exposition et rencontre surtout plusieurs réponses. Ce sont les formes de ces réponses qui rendent l’exposition si captivante. Les travaux présentés sont davantage des interrogations quant à ce qui crée la haine, la façon dont elle est vécue et ce qu’elle dit de notre société.
“L’idée qu’on enferme les gens, ça me dérange”
L’artiste peintre Rakajoo (Baye-Dam Cissé de son vrai nom) a souhaité “être le plus neutre possible” en donnant la parole – et l’image – à “un panel large de personnes”. Il expose une douzaine de portraits à la peinture à l’huile réalisés sur des supports et formats variés :
“J’ai voulu réaliser une série de portraits de personnes qui sont liées aux thématiques soulevées dans La Haine et Les Misérables, à savoir des policiers (une variété de profils de policiers, il y en a un qui est devenu détective privé parce qu’il ne se retrouvait plus dans le système, un autre est toujours actif, il y a le lanceur d’alerte Noam Anouar), des personnes ayant participé aux émeutes, mais aussi des individus lambda.
Je ne voulais pas suivre cette mouvance qui veut qu’on s’acharne sur un groupe ou l’autre, c’est-à-dire soit pro-police, soit pro-banlieue, alors qu’il y a une variété d’individus dans un système et qu’on ne peut pas tous les enfermer dans une boîte. L’idée qu’on enferme les gens, ça me dérange.”
© Rakajoo
Au centre de ces portraits très forts, où chaque personnage a une aura particulièrement prenante, une enceinte diffuse des extraits d’entretiens menés par Rakajoo et une télévision révèle une animation de sa création :
“On reproche souvent aux médias et à l’univers culturel français en général de ne pas donner la parole aux gens. Moi, j’avais pour habitude de peindre mais on n’entendait jamais mes modèles s’exprimer, c’était des personnes figées. Ici, j’avais à cœur qu’on les entende.
J’ai compilé les interviews et j’ai réalisé une animation. Je voulais que les personnes se répondent les unes aux autres. J’essaie de créer un pont, une connexion entre les personnes. Quand bien même ils évoluent dans des sphères différentes, il y a toujours moyen de réunir les individus.”
<em>La Chambre de Sarah</em> (© Émilie Pria)
Certaines élèves ont souhaité donner la parole aux oubliées : les femmes. Émilie Pria recrée ainsi La Chambre de Sarah, la sœur de Vinz (Vincent Cassel), jouée par Héloïse Rauth dans le film La Haine :
“En revoyant La Haine, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que la caméra ne faisait qu’effleurer ces personnages féminins, qui n’existent que par leur rapport de parenté aux personnages principaux. La sœur de. La mère de. J’avais envie de parler de ces personnages oubliés des fictions, mais aussi de l’histoire en général et de leur rendre leur existence propre. Et si j’avais envie, ou même besoin de m’identifier à̀ quelqu’un d’autre que ces trois personnages, comment ferais-je ? Ai-je le choix ?”, écrit la jeune femme.
Éléa Jeanne Schmitter expose quant à elle une série de photographies de femmes pionnières, “porte-étendards d’une forme de changement dans leur milieu d’expertise” afin d'”illustrer les différents enjeux de la sous-représentation et de la mauvaise représentation des personnes s’identifiant comme femme au sein du milieu institutionnel”.
Repenser et interroger l’espace urbain
Les étudiant·e·s de l’école viennent de milieux différents, ils n’ont pas tous connu la banlieue et traitent donc du sujet à travers des prismes multiples. Joyce Kuoh Moukouri est parisienne. Elle expose deux photographies prises lors d’un “marathon d’une nuit”, quand elle a projeté sur des façades des images difficiles à regarder.
Dans le XVIe arrondissement, la plaque de l’avenue Léopold II indique simplement “roi des Belges”. Aucune mention de son génocide de millions de Congolais·es et du travail forcé qu’il imposait à la population pour l’exploitation du caoutchouc. Joyce Kuoh Moukouri a projeté sur une façade l’image de trois enfants aux bras mutilés parce que leurs parents n’avaient pas respecté le travail forcé.
Madeleine de Proust, 2020. (© Joyce Kuoh Moukouri avec l’aide de Louise Délecaut et Simon Gouffault)
“Ce n’est pas quelque chose d’agressif, précise l’artiste. Il s’agit de poser la question, est-ce que c’est normal de voir cela sous cette forme ?” Qu’il s’agisse d’immigré·e·s, d’enfants d’immigré·e·s ou autres, que sommes-nous supposé·e·s ressentir face à ces plaques qui n’explicitent pas toute l’histoire, sur lesquelles “il manque des informations” ? Pour Joyce Kuoh Moukouri, il ne s’agit pas de “refaire l’histoire”. “Ce n’est pas la question, moi, j’interroge.”
Les dernières affiches de La Haine présentent les regards de ses trois personnages. L’artiste a imaginé le contre-champ de ces regards. Une fois à Paris, voilà ce à quoi ils peuvent faire face, ce que ces noms peuvent rappeler pour eux. Fascinée par les problématiques d’appropriation de l’espace urbain, Joyce Kuoh Moukouri a accueilli au sein du Palais de Tokyo l’équipe du podcast Kiffe ta race : Grace Ly et Rokhaya Diallo y recevaient jeudi 3 septembre leur invité Zaka Toto, journaliste et fondateur de la revue culturelle Zist.
Elle ajoute avoir découvert à l’occasion de cette série que “la plupart des rues qui avaient des dénominations problématiques se trouvaient dans les XVIe, VIIe, XVe, soit les arrondissements qui entourent le Palais de Tokyo”. Justement, la question du lieu de l’exposition peut interroger : dans La Haine, Saïd, Vinz et Hubert ne sont pas acceptés au sein de la capitale et, lorsqu’ils s’incrustent dans un vernissage d’art contemporain, ils ne sont pas à leur place et se font virer de la galerie.
25 ans plus tard, les étudiant·e·s semblent interroger le chemin parcouru. Djiby Kebe se joue de la façon dont “les banlieues et quartiers populaires inspirent particulièrement le monde de la mode et du luxe”. Il a réalisé une série de photos de mode à Montfermeil, en Seine-Saint-Denis, et dans le XXe arrondissement de Paris afin de “montrer la proximité de ces deux mondes qui paraissent lointains”.
L’Édito, 2020. (© Djiby Kebe)
Avec deux étudiants en école de mode, Kebe a créé trois pièces Louis Vuitton inspirées des collections du directeur artistique Virgil Abloh. “Ce dernier nous a également prêté des pièces de ses collections afin de réaliser cette série de photos”, ajoute-t-il. Une façon de pointer du doigt cette récupération d’un monde mis à l’écart, tout en se le réappropriant.
Clément Perrin interroge également l’autorité muséale face à la thématique de l’exposition. Il a installé une voiture de police sous forme de piñata : “Tout dans cet objet invite à le détruire, de sa forme de piñata à son titre, écrit-il. Néanmoins, le lieu et la mise en scène dans lesquels il est exposé dissuadent les pulsions émeutières.”
Malgré les contradictions reprochées à l’exposition du Palais de Tokyo, l’événement attire du monde et offre une belle vitrine à cette trentaine de talentueux·ses artistes et à ce qui les met en émoi. Un public (plutôt jeune) se presse au Palais de Tokyo pour profiter de l’exposition, prolongée jusqu’au 11 septembre : ménagez vos horaires et prévoyez de l’attente.
Vue de l’exposition “Jusqu’ici tout va bien”. La piñata est l’œuvre de Clément Perrin et les pièces de moto sont signées Ismaël Bazri. (© Aurélien Mole)
Toujours la même, 2020. (© Tassiana Aïttahar)
Ouaiçiboulaa !, 2020. (© Ismail Alaoui Fdili)
© Rakajoo
Sans plomb 93, 2020. (© Ismaël Bazrijpg)
C’est à toi qu’je parle, 2020. (© Muriel Biot)
10 min chrono, 2020. (© Maurad Dahmani)
Tema l’émeuhte, 2020. (© Andrea Ferrari/Léo Pierre Gardy/Aristide Barraud/Maxence Janvrin/Tiziano Foucault-Gini)
Soulèvement, 2020. (© Tiziano Foucault-Gini)
© Rakajoo
Sans titre, 2020. (© Nouta Kiaie)
© Rakajoo
Sans titre, 2020. (© Nouta Kiaie)
Balcon à découvert, 2020. (© Tiah Mbathio Beye/Ghizlane Terraz)
Mouvement(s), 2020. (© Elsie Otinwa)
La haine attise la haine. (© Dokugan Tur)
L’exposition collective “Jusqu’ici tout va bien”, commissionnée par Hugo Vitrani, Mathieu Kassovitz, Ladj Ly et JR, est présentée au Palais de Tokyo jusqu’au 11 septembre 2020.