© Laetitia Bica
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Sur l’Instagram de Corps Cools, les corps gros sont exposés sous tous les angles. Sans fards, le compte de curation met en lumière le travail percutant d’artistes gros·ses et de militant·e·s. Entre deux photographies et un mème prônant le fat pretty, la créatrice partage ses réflexions sur la place des corps gros dans la société.
Fat activiste et cocréatrice de l’association bruxelloise Fat Friendly qui lutte contre la grossophobie, celle-ci a accepté de nous parler de son militantisme, de sa sensibilité à l’art et de l’importance primordiale des représentations.
Konbini arts | Tu as lancé Corps Cools en mars 2019, est-ce que tu mûrissais le projet depuis longtemps ?
Corps Cools | Quand on est une personne grosse, soit on accepte la violence qu’on reçoit, soit on la process et on se demande si elle est légitime. Je pensais la grosseur depuis assez longtemps et j’ai lancé Corps Cools parce que j’avais très envie d’écrire sur le sujet. L’idée était de créer une sorte de répertoire des choses cool qui sont dites et faites sur nos vies.
Comment définis-tu le fat-activisme ?
C’est un terme qui est né dans les années 1960 aux États-Unis avec ce qu’on appelle le “fat acceptance movement”. Cette lutte existe depuis longtemps mais on n’en est toujours nulle part, et la radicalité des débuts s’est progressivement effacée. Le fat-activisme, c’est se battre pour les droits des personnes grosses et contre la grossophobie.
Je ne suis pas d’accord avec la définition de la grossophobie du dictionnaire et j’aurais tendance à la définir comme une hostilité qui inclut préjugés, stigmatisations, discriminations et exclusions envers les personnes grosses, le tout fondé sur une hiérarchie des corps où la minceur serait la norme et l’idéal. Cela résume mon combat, et je défends une inclusivité radicale, sans aucune condition de bonne santé.
Pourquoi avoir choisi de militer sur Instagram ? On imagine que la place accordée à l’image a eu son importance.
Ce que je fais sur Instagram est politique, mais j’ai plus l’impression de faire de la pédagogie que du militantisme. J’ai choisi Instagram parce qu’il était plus simple pour moi de poster des images avec des descriptions très factuelles pour commencer. Je me sentais peu légitime, mais maintenant je partage également des prises de position et des papiers militants.
J’ai fait un Master en arts, et la photo comme l’art me touchent, donc j’avais envie de les mettre en avant. Les représentations sont très politiques et importantes, ça change la vie, ça change les prismes, ça change les regards.
Ton esthétique se compose de corps gros, de vergetures et de bourrelets. Comment sélectionnes-tu les images que tu partages ?
J’ai envie de montrer des personnes grosses, très grosses et très très très grosses, et j’essaie de ne pas tomber dans ce qu’on appelle la “grosse acceptable”, c’est-à-dire gros seins, gros cul, taille fine. Pas parce que ces personnes grosses ne méritent pas d’être représentées, mais ce sont souvent elles qui sont montrées.
Donc j’essaie de visibiliser d’autres corps, dont des images où les personnes grosses ne sont ni sexualisées ni objectifiées, des images qui posent un regard doux et bienveillant sur leur existence. Quand je partage une photo, c’est souvent parce qu’elle m’a fait quelque chose, et je me dis que d’autres gens ont besoin de la voir.
Peux-tu nous citer quelques artistes fat-activistes dont tu aimes le travail ?
L’une de mes artistes préférées est Haley Morris-Cafiero. Un jour, un proche l’a photographiée et en regardant l’image, elle a réalisé qu’un mec se moquait d’elle. Elle a décidé de se photographier avec un trépied dans l’espace public pour montrer les regards que l’on pose sur elle.
Sa série montre ce que c’est que d’être une personne grosse dans l’espace public. On est dans une espèce d’hypervigilance permanente parce qu’on a l’habitude de ces violences, on s’interroge toujours par rapport aux regards extérieurs, et jamais un travail n’en avait aussi bien rendu compte.
J’adore le travail de Iiu Susiraja, une meuf grosse qui se met en scène de manière absurde, sans être à son avantage. Son travail me mettait mal à l’aise à l’époque parce que j’avais intériorisé beaucoup de sexisme et de grossophobie plus jeune, et il était inconcevable pour moi de se présenter comme ça. Aujourd’hui, j’aime tellement son travail, je le trouve drôle, réconfortant, absurde et important.
J’aimerais aussi parler de Shoog McDaniel, qui est une personne non-binaire dont le travail me mettait aussi mal à l’aise auparavant parce qu’il va à l’inverse de tous les codes de représentations. Son travail est beaucoup utilisé sur Internet pour se moquer des militant·e·s anti-grossophobie, et je comprends que des gens ne soient pas prêts pour ces images dans le monde actuel, mais c’est justement pour ça que je les trouve importantes.
Quand j’ai commencé Corps Cools, je pensais que la lutte contre la grossophobie en était tellement au point mort que je devais partager des images belles et peu confrontantes pour avoir une chance qu’on nous voit différemment. Je suis désormais moins dans cette démarche consensuelle, je n’ai plus envie de partir du regard des dominant·e·s pour faire la curation de mon compte, et je me questionne davantage sur ce qui va faire du bien aux personnes concernées et aux personnes dominées.
On voit que ton regard sur l’image a évolué : la radicalité est-elle importante pour toi ?
La radicalité est importante, et j’entends par là l’inclusion radicale de toutes les personnes grosses, dont les personnes très grosses ou alitées. Il y a vraiment ce truc dans la société de respecter les personnes grosses, à condition qu’elles soient en bonne santé ou qu’elles ne soient pas très grosses, comme si le niveau de grosseur définissait le droit à la dignité et à la bienveillance.
Le mouvement body positivisme est-il suffisamment radical, selon toi ?
Le fat-activisme est né bien avant le body positivisme, avec le fat-in organisé dans Central Park à New York en 1967, où des centaines de personnes grosses mangeaient en brûlant des livres de régimes. Il portait des discours hyper radicaux sur l’industrie des régimes, les fat taxes, la chirurgie bariatrique, dont le body positivisme ne parle pas du tout.
J’associe vachement le body positivisme au développement personnel car c’est l’idée d’entretenir une relation positive avec son corps et c’est chouette, mais je peux m’aimer autant que je veux, ça n’agrandira pas la taille du siège quand j’arrive dans un train.
Le body positivisme continue d’exclure les mêmes personnes et mon corps n’est représenté nulle part. Même les séries et marques qui se veulent inclusives ne montrent pas mon corps et ne font pas ma taille. Les choses avancent peut-être pour les personnes qui font du 44-46, mais pas pour celles qui font du 60-62. On n’est toujours pas représenté·e·s, on n’existe toujours pas.
La photo de couverture est signée Laetitia Bica. Vous pouvez la suivre sur Instagram.